Detroit (Michigan) relève enfin la tête


Trois ans après sa mise en faillite, Motor City relève la tête. Entraînée par un magnat de l’immobilier et l’équipe de son nouveau maire, Mike Duggan, la capitale mondiale de l’automobile attire à  nouveau les investisseurs. Et se rêve en Silicon Valley.


détroit témoignage investisseur immobilier


La foule des grands soirs se presse dans le grand hall flamboyant du Fisher Building, où on joue A Gentleman’s guide to Love and Murder, la pièce de Robert L. Freedman. « Hilarious ! » (« hilarant »), selon la critique du New York Times. Invité par une association culturelle, Edward Bell, un Afro-Américain de 42 ans né à  Detroit, noeud papillon rose et costume gris impeccable, pénètre pour la première fois de sa vie dans le lobby du plus beau gratte-ciel de la ville. Fleuron de l’architecture Art déco, construit pendant la Grande Dépression par le génial architecte Albert Kahn, le Fisher Building, avec son garage intégré de onze étages et sa tour de 135 mètres, a été vendu aux enchères, il y a un an, pour la ridicule somme de 12,2 millions de dollars – le précédent propriétaire ayant fait faillite. On trouve des appartements plus chers que ça à  acheter dans la clinquante Trump Tower de la Cinquième avenue, à  New York. « J’ai plusieurs amis Noirs qui soutiennent la candidature de Donald Trump. Il faut lui donner une chance : il va secouer les choses. Entre les deux candidats, je préfère voter pour lui, même si ce n’est pas un vote très excitant », reconnaît Edward Bell, qui ne cache pas sa déception sur le bilan de Barack Obama en matière de relations interraciales. Il n’est pas le seul Afro-Américain de Detroit à  se laisser tenter par l’échappée populiste. La récente visite du candidat républicain dans une église noire de Detroit, le 3 septembre, a suscité quelques remous et une certaine curiosité. Mais il faudrait un véritable miracle pour qu’il perce dans la capitale de l’automobile (à  83% noire), où Barack Obama avait raflé 98% des suffrages en 2012 (et 97% en 2008).


Tout arrive dans la ville réputée « la plus cinglée » d’Amérique, l’une des plus pauvres du pays.

Trois ans après avoir déclaré la plus grosse faillite municipale de l’histoire des états-Unis, la capitale mondiale de l’automobile relève la tête. Et n’oublie pas qu’elle fut le berceau de la Motown (Stevie Wonder, Diana Ross, Michael Jackson…) – contraction de Motor Town – puis de la techno dans les années 80. Durement ébranlée par la crise de 2008, la ville de Henry Ford et des frères Fisher est aujourd’hui en pleine effervescence. Les start-up et « hipsters » affluent, attirés par les promesses de la reconstruction. Les grues et les chantiers se dressent partout sur Woodward Avenue, la mythique artère où défilent chaque été les 30 000 bolides de la « Dream Cruise », la grande parade des voitures classiques. Les plaies béantes des quartiers dévastés se sont en partie résorbées. Après avoir perdu la moitié de sa population en cinquante ans, la shrinking City (la ville qui rétrécit) a enrayé l’hémorragie depuis quelques mois. Grâce à  l’habileté du juge Gerald Rosen, la ville a même évité l’humiliation suprême qu’aurait été la dispersion – un moment envisagée – des chefs-d’oeuvre du DIA (le Detroit Institute of Art), avec sa prestigieuse collection de Matisse, Picasso et Van Gogh, et ses somptueuses fresques de Diego Rivera. Certes, Detroit, dont la superficie couvre l’équivalent de San Francisco, Manhattan et Boston réunis, ressemble encore à  une ville gruyère avec d’étranges îlots de verdure autour desquels subsistent des ruines fantomatiques, des no man’s land à  la David


Lynch, où l’on se surprend à  appuyer sur l’accélérateur, à  la nuit tombée.

Ces paysages urbains désolés ont eu le mérite d’inspirer les cinéastes. C’est ici que Jim Jarmusch a tourné son film de vampires Only lovers left alive, que Ryan Gosling a réalisé son Lost River et qu’en 2014 David Robert Mitchell a signé It follows un des meilleurs films d’horreur de la décennie. Autant d’oeuvres qui ont replacé Detroit sur la carte mondiale de la créativité. Les vendeurs de drogues de Cass Avenue ont fait place aux hipsters venus des quatre coins de l’Amérique. Detroit est désormais perçu comme « la » recovery à  ne pas manquer. Les champions de la Silicon Valley commencent à  s’intéresser de près aux incubateurs de la Tech Town du Cass Corridor, autour du campus de la Wayne State University.

« Depuis la mise en faillite de la ville qui a permis de relancer les services municipaux, il y a une explosion de chantiers à  Downtown et Midtown », se réjouit KC Crain Jr, l’éditeur d’Automative News, la bible de l’industrie automobile.


Du dernier étage de l’élégant siège de Crain, en lisière du quartier branché d’Eastern Market, KC Crain Jr embrasse du regard la skyline d’où se distingue le Greektown Casino Hotel du magnat de l’immobilier Dan Gilbert. Ami personnel des héritiers Agnelli et des dirigeants des fameuses Big Three, l’éditeur ne tarit pas d’éloges sur le rôle moteur de ce milliardaire qui s’active à  faire renaître la principale ville du Michigan, à  l’instar de Cleveland ou Portland. En cinq ans, Dan Gilbert est devenu le visage de la résurrection de Detroit. « Il a repris 95 édifices pour 2,2 milliards de dollars, et pas des moindres », s’exclame, admiratif, KC Crain Jr, en désignant du doigt les immenses peintures murales que le fondateur de Quicken Loans, numéro 2 du crédit immobilier américain, a commandées aux street-artists Raoul et David Perre (How & Nosm) et à  Shepard Fairey, l’auteur des célèbres affiches d’Obama. à lui seul, ce self-made-man de 54 ans, un physique de John Wayne, a repris un tiers des gratte-ciel du centre historique de Detroit. En 2010, sa décision de transférer le siège de son groupe, et donc des milliers d’emplois, dans le centre-ville a joué le rôle de détonateur. Son holding Rock Ventures règne désormais sur un empire de 110 sociétés, et 6 milliards de dollars de chiffre d’affaires, présent dans l’immobilier, les casinos et les réseaux à  haut débit, à  Detroit et à  Cleveland. « Il faut opérer les tumeurs et tout ce qui ne peut pas être sauvé avant de traiter le tissu d’une ville », se félicitait récemment Dan Gilbert lors d’une conférence à  la Wayne University.

Le programme de « nettoyage » lancé par le maire démocrate Mike Duggan a fonctionné : « On a éliminé 11 000 maisons en deux ou trois ans. » , se réjouit KC Crain Jr, l’éditeur d’Automative News, la bible de l’industrie automobile.


Le patron de Rock Ventures a investi dans le fabricant emblématique de montres et de vélos branchés Shinola, une marque qui séduit désormais jusqu’à  New York et Paris, et dans la première ligne de tramway, prévue pour la fin de l’année sur Woodward Avenue. « En trente ans, je n’ai jamais vu autant d’intérêt pour investir à  Detroit », renchérit Chris Ilitch, le fils de Mike Ilitch, l’autre milliardaire local qui a fait fortune en créant la chaîne de restauration rapide Little Caesars Pizzas. La famille Ilitch a déjà  investi 2 milliards de dollars dans la rénovation du centre-ville, dont 630 millions dans la construction du nouveau stade de hockey des Red Wings prévu pour 2017. Depuis l’élection en 2013 de Mike Duggan, premier maire blanc depuis quarante ans, Detroit attire de plus en plus d’investisseurs chinois. Et en 2015, le milliardaire mexicain Carlos Slim s’est offert le Marquette Building, une icône de l’école d’architecture de Chicago, en plein centre-ville.


Et maintenant ?

Selon Bryan Barnhill II, jeune diplômé de Harvard issu d’une banlieue noire, « Chief talent officer » du maire (en charge des ressources humaines), « le principal défi est de faire en sorte que la renaissance soit équitablement distribuée au sein des diverses périphéries ». Pas évident. « Jusqu’ici elle profite essentiellement aux Blancs et n’a pas été aussi rapide qu’à  Cleveland », observe Bertrand Rakoto, consultant chez D3 Intelligence, installé à  Detroit. Par ailleurs, le rôle écrasant de Dan Gilbert, visé par plusieurs enquêtes fédérales sur ses pratiques de prêts immobiliers, ne fait pas l’unanimité. « Il joue à  SimCity avec Detroit », entend-on souvent en référence au jeu vidéo qui permet de simuler la gestion d’une ville. Sa récente mise à  disposition de bureaux pour une réunion de collecte de fonds en faveur de Donald Trump a semé le trouble. « Il joue un rôle indispensable, mais une telle concentration de pouvoirs entre les mains d’un seul opérateur est un peu risquée », confirme l’écrivain Aaron Foley, éditeur d’un magazine pour la communauté noire. « Qu’il ait créé sa propre force de sécurité privée dans le centre-ville peut poser problème à  terme. » Mais le véritable talon d’Achille de Detroit reste son système scolaire, encore « l’un des pires des états-Unis ». « De nombreuses écoles ont fermé ou sont encore en ruines », précise l’auteur d’un livre remarqué (Comment vivre à  Detroit sans être un crétin) dans lequel il conteste l’impact réel des « hipsters » en vestes Carhartt – autre marque emblématique de la ville -, perçus comme une catégorie blanche étriquée.




« C’était le moment ou jamais. »

 

Lovée dans un profond canapé blanc de sa spacieuse maison d’Indian Village construite en 1916, la romancière française Eve de Castro se félicite d’avoir opté, il y a un peu plus d’un an, pour Detroit et ses magiques couchers de soleil sur la monumentale gare abandonnée. Auteur de plusieurs romans historiques, elle n’a pas hésité à  vendre son appartement parisien, près de l’Opéra Garnier, pour mettre le cap sur la ville fondée en 1701 par l’aventurier français Antoine de la Mothe Cadillac. « Ici, il y a un an encore, vous pouviez acheter une maison pour 17 000 dollars. » En mai 2014, la ville a même mis aux enchères des maisons de l’East English Village au prix plancher de 1 000 dollars, moyennant un engagement à  restaurer de la part de l’acquéreur. Le temps de ces affaires inouïes va vite passer :

 « les prix ont augmenté entre 70 et 200% en un an et demi dans toutes les zones historiques .»


Du coup, tout en oeuvrant à  deux projets de romans et une série télé, elle a acheté aux enchères sur un site en ligne une autre maison en ruine, pour la retaper et la louer. « Il y a des milliards de dollars qui sont déversés ici. Surtout, ce qui est fascinant, c’est la convergence des énergies. C’est une leçon pour les Européens et les héritiers de Balzac : il n’y a pas la honte de la faillite ici. Dans l’échec on tire les enseignements pour rebondir. » « C’est une ville qui a une âme, en plus d’être particulièrement belle architecturalement », assure Xavier Mosquet, l’homme qui dirige le bureau de Detroit du Boston Consulting Group (BCG) depuis 2005. D’après lui, le « mystère » du déclin de Detroit puise, paradoxalement, ses racines dans l’essor de l’automobile, à  la fin des années 40. « Dès qu’on offre aux Américains la possibilité d’aller vivre un peu plus loin avec plus d’espace, ils ont tendance à  sortir des villes. » Pour sa part, Sheila Cockrel, présidente de Crossroads Consulting, qui a siégé au conseil municipal pendant quinze ans, souligne le rôle des « tensions raciales dans l’exode du capital vers les périphéries ». à quoi on peut ajouter la responsabilité d’édiles souvent légers, parfois carrément malhonnêtes. La ville a longtemps vécu très audessus de ses maigres moyens, certaine qu’au bout du compte l’état fédéral ne la laisserait pas tomber et la renflouerait, comme il avait renfloué New York dans les années 70. Mauvais calcul…


Barack Obama est loin d’être resté indifférent

 

Barack Obama est loin d’être resté indifférent aux difficultés de Motor City, puisqu’il a sauvé l’industrie automobile en 2008. Xavier Mosquet, qui a conseillé l’administration dans la mise en oeuvre du plan d’aides publiques, est formel : « Sans ce plan, rien de cette résurrection ne serait arrivé : on aurait 1 million de chômeurs en plus dans le Michigan. Dix milliards, c’est peu pour sauver GM et Chrysler. S’ils n’avaient pas été sauvés par l’Etat, tous les fournisseurs auraient fait faillite et Toyota et Ford auraient probablement basculé aussi… » En revanche, la Maison-Blanche, lasse de voir la municipalité creuser un puits sans fond, n’a rien fait pour éviter la mise en faillite de la ville. Le consultant français y voit une étape « indispensable » pour alléger la dette. La faillite ne règle certes pas le problème de l’érosion de la population (800 000 habitants contre 3 millions dans les années 60) ni son corollaire (la baisse des recettes fiscales), mais elle a rabaissé la dette de Detroit de 18 milliards à  13 milliards de dollars. Surtout, Motor City regarde désormais l’avenir avec confiance. La plupart des grands constructeurs automobiles mondiaux (Hyundai, Toyota…) y ont maintenu leurs centres de recherche. Pour attirer de nouvelles compétences, la ville mise sur l’extension du champ de la mobilité, avec l’arrivée des futurs véhicules autonomes prévue entre 2022 et 2025. Déjà , le circuit expérimental de M-City, à  Ann Arbor, est devenu le principal site de test des véhicules semi-autonomes. En septembre dernier, Uber a annoncé son intention d’ouvrir son centre de recherche en ce domaine dans les environs de Detroit. La diversification du tissu économique passe déjà  par la high-tech, les biotechnologies et les jardins urbains. La ville s’est même offert en octobre un projet d’expansion de 50 millions de dollars de son mythique musée de la musique, le Motown Museum. Le 16 octobre, les coureurs du marathon de Detroit ont traversé Indian Village. « Tout le monde courait, chantait, applaudissait, dansait et buvait allègrement, sous des trombes d’eau, dans une atmosphère magique et une lumière glorieuse. Une voisine portait un T-shirt avec imprimé « Don’t Brooklyn my Detroit » » , raconte Eve de Castro. Les risques de la gentrification





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